[Page 3] Le Révérend R.
J. Campbell, M. A., qui préside,
prononce ces mots :
« En présentant la conférencière à un auditoire
du City Temple, je ne veux pas me laisser aller à des personnalités
qui pourraient être embarrassantes pour elle; mais je sens que nous nous
devons à nous-mêmes de reconnaître en Madame Besant une
des plus grandes forces morales de l'époque. Elle a bien gagné le
respect qui lui est aujourd'hui si largement accordé par le public britannique,
et, dans le monde entier, par des milliers d'hommes et de femmes qui pensent. Elle
a dû dans
le passé faire de grands sacrifices pour rester fidèle à ce
qu'elle croyait être la vérité. Il est rare en pareil cas
que la force des convictions ne se [Page
4] teinte
d'aucune trace d'amertume ou d'intolérance.
L'intensité, parfois, disons-le, le dogmatisme ou même le fanatisme
avec lesquels on soutient ses convictions, sont en proportion du prix
dont il a fallu les payer ; mais s'il est un trait en relief dans la vie publique
de Madame Besant, c'est l'absence complète de toute trace
d'amertume ou d'intolérance dans ses rapports avec autrui. Elle cherche
la vérité au
fond de toute formelle déclaration de foi ; elle n'excommunie personne
; par là, et par sa reconnaissance si large et si profonde de la vie,
elle a conquis la situation d'un grand instructeur
spirituel, et c'est en cette qualité que nous lui souhaitons ce soir
la bienvenue dans le Temple de la Cité [The City Temple, Holborn Viaduct,
E. G.1]
Annie Besant prend alors la parole : Avant de commencer ce que j'ai à vous dire ce soir, voulez-vous me permettre un mot de préface, tant sur ma présence ici que sur les opinions auxquelles j'y dois prêter ma voix. Je remercie votre pasteur et je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de parler ici ; mais [Page 5] je suis obligée de déclarer que les opinions exprimées par moi ne devront être prises en aucun sens comme pouvant compromettre le lieu où je parle ni le pasteur qui occupe généralement cette chaire. Nous devons tous être reconnaissants envers le pasteur du City Temple pour le courage avec lequel il a donné expression à des vérités qui sont dans l'air, pour les gens cultivés et intellectuels, mais qu'un petit nombre seulement ont la bravoure d'exprimer.Cependant quand une vérité est dans l'air, l'expression de cette vérité est l'un des plus grands services que l'homme puisse rendre à l'homme ; car la vérité, il faut s'en souvenir,dépend largement de l'expression de ceux qui la voient et sont assez braves pour la dire ; des milliers de gens accueillent une vérité qu'ils savent être vraie, mais n'ont pas le courage de la proférer tant que cette profession est encore limitée à une minorité. Il est donc d'autant plus essentiel qu'en rien de ce que je dirai je ne puisse sembler compromettre le message ordinairement transmis à cette place. Car mes opinions sont à moi, comme les vôtres sont à vous, et en parlant ici ce soir, je parle la vérité comme je la vois, sans désirer qu'elle soit acceptée de quiconque ne la voit pas encore, et surtout sans [Page 6] désirer qu'aucune de mes paroles, Monsieur (se tournant vers M. Campbell), rende plus lourd le fardeau ou plus grande la difficulté que vous avez à affronter.
LA SPIRITUALITÉ EST INDÉPENDANTE DE L'AMBIANCE
II y a d'abord une plainte que nous entendons continuellement formuler par des gens sensés et sérieux, une plainte contre les circonstances de leur vie, et qui est peut-être parmi les plus fatales : « Si les circonstances étaient autres, comme je pourrais faire mieux ! Si j'étais moins accablé d'affaires, moins embarrassé d'inquiétudes et de soucis, moins occupé par les travaux de ce monde, je pourrais alors vivre une vie spirituelle ». Or cela n'est pas vrai. Jamais les circonstances ne peuvent ni faire ni empêcher l'éclosion de la vie spirituelle dans l'homme. La spiritualité ne dépend pas de l'ambiance ; elle dépend de l'attitude de l'homme envers la vie, et je veux, si je peux, vous montrer ce soir la manière dont le monde peut être converti au service de l'esprit au lieu de le submerger comme, je l'admets, il ne le fait que trop souvent. Quand un homme ne comprend pas le rapport du matériel [Page 7] et du spirituel, quand il les sépare l'un de l'autre comme incompatibles et hostiles, quand d'un côté il met la vie du monde et de l'autre la vie de l'esprit dressées en rivales, en antagonistes, en ennemies, alors la nature pressante des occupations mondaines, les chocs violents de l'ambiance matérielle, le leurre constant de la tentation physique, la domination du cerveau par les soucis pratiques, toutes ces choses sont aptes à rendre irréelle la vie de l'esprit. Elles semblent l'unique réalité, et nous devons chercher quelque alchimie, quelque magie qui fasse voir la vie du monde comme irréelle, et la vie de l'esprit comme la seule vérité.Si nous réussissons à la trouver, alors la réalité s'exprimera dans la vie du monde; cette vie deviendra son moyen d'expression, et non plus le bandeau sur ses yeux, le bâillon qui l'étouffé. C'est ce que nous devons chercher ce soir.
LE SACRÉ ET LE SÉCULIER
On sait combien de fois dans le passé il a été répondu, par la négative, à cette question de savoir si un homme peut mener une vie spirituelle dans le monde.Dans tout pays, dans toute religion, dans tout âge de l'histoire du monde, [Page 8] dès que la question a été posée, la réponse a été : non, l'homme du monde ne peut pas mener une vie spirituelle. Cette réponse nous vient des déserts de l'Egypte, des jungles de l'Inde, du monastère et du couvent de nonnes des pays catholiques romains, de toute contrée et de tout lieu où l'homme a cherché à découvrir Dieu en se tenant à l'écart des hommes ; or, si pour connaître Dieu et mener une vie spirituelle il est nécessaire de fuir les séjours humains, cette vie devient impossible pour la plupart de nous, obligés que nous sommes, par d'infrangibles circonstances, à vivre la vie du monde et à nous accommoder à ses conditions. Je veux vous soumettre que cette idée est basée sur une erreur fondamentale, mais abondamment nourrie dans notre vie moderne, non pas tant, chez nous, par la pensée d'une vie recluse dans la jungle ou le désert, la caverne ou le monastère, mais plutôt par la pensée que le religieux et le séculier doivent être tenus à part. Telle est la tendance chez nous, en raison de cette habitude moderne de séparer ce qu'on appelle le sacré de ce qu'on appelle le profane. Ici les gens nomment le dimanche le jour du Seigneur, comme si tous les jours n'étaient pas également à Lui, comme [Page 9] s'il devait être service jour-là seulement. Appeler un jour le jour du Seigneur, c'est nier cette même seigneurie sur tous les autres jours de la semaine, c'est faire six parts de la vie hors du spirituel, tandis qu'une seule reste reconnue comme dédiée à l'esprit. Ainsi les locutions communes des hommes, — histoire sacrée et histoire profane, éducation religieuse et éducation séculière, — toutes ces phrases si constamment employées, hypnotisent l'esprit du public par une fausse vision de l'esprit et du monde. La bonne manière de dire, c'est que l'esprit est la vie, le monde est la forme, et que la forme doit être l'expression de la vie, sinon vous avez un cadavre dénué de vie, et vous avez une vie désincarnée, privée de tous moyens d'action efficace ; et je veux établir large et forte la fondation même de ce que je crois être l'opinion juste et saine en cette matière. Le monde est la pensée de Dieu, l'expression du mental divin. Toutes les activités utiles sont des formes de la divine activité. Les roues du monde sont tournées par Dieu, et les hommes sont seulement ses mains qui touchent le bord de la roue. Toute oeuvre faite dans le monde est l'oeuvre de Dieu, ou bien nulle oeuvre n'est son oeuvre. Tout ce qui sert à l'homme et aide aux activités du [Page 10] monde est bien vu quand on le voit comme une activité divine, et mal vu quand on l'appelle séculier ou profane. Le négociant dans son bureau, le boutiquier derrière son comptoir, le docteur dans l'hôpital, sont engagés dans une activité divine tout autant qu'aucun prédicateur dans son église. Jusqu'à ce que cela ait été compris, le monde paraît vulgaire ; jusqu'à ce que nous puissions voir une même vie partout, et toutes choses enracinées dans cette vie, c'est nous qui restons irrémédiablement profanes dans notre attitude, c'est nous qui sommes aveugles à la vision béatifique, vision de l'unique vie en toutes choses, et de toutes choses comme les expressions de cette vie-là.
Si cela est vrai, s'il n'y a qu'une vie dont vous et moi sommes les participants, s'il n'y a qu'une pensée créatrice par laquelle les mondes ont été formés et sont maintenus, alors, quelque puissante, d'ailleurs, que soit l'existence divine non exprimée, bien qu'il soit vrai, comme il est écrit dans les antiques Écritures de l'Inde, que « j'ai établi cet univers avec un [Page 11] fragment de Moi-même, et je subsiste », quelque réel qu'il soit que la divinité dépasse sa propre manifestation, — néanmoins la manifestation reste divine, et en le comprenant nous touchons les pieds de Dieu. S'il est vrai qu'il est partout et en tout, alors II est aussi bien au marché qu'au désert, aussi bien au comptoir que dans la jungle, aussi facile à trouver dans la rue des cités populeuses que dans la solitude des sommets de la montagne. Je ne veux pas dire qu'il ne soit pas plus facile pour vous et moi de comprendre la grandeur divine, par exemple, dans la splendeur des cîmes neigeuses, dans la beauté d'une forêt de pins, dans la merveilleuse profondeur de quelque secret vallon où la nature parle à voix distincte; mais je veux dire que si nous l'y entendons plus clairement, c'est que nous sommes sourds, et non que la voix divine est muette. A nous incombe cette faiblesse, que le torrent et le bourdonnement de la vie dans la cité nous rende insensibles à la voix qui toujours parle ; et si nous étions plus forts, si notre ouïe était plus subtile, si nous étions plus spirituels, nous pourrions trouver la vie divine aussi facilement dans l'encombrement du viaduc d'Holborn que dans la plus belle scène tracée par la [Page 12] nature dans les solitudes des montagnes, ou que dans l'enchantement du ciel de minuit. Voilà la première chose à comprendre : nous ne trouvons rien parce que nos yeux sont bandés.
Voyons maintenant sous quelles conditions l'homme du monde peut mener la vie spirituelle, car j'admets qu'il y a des conditions. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi vous êtes entourés,de toutes parts, d'objets qui vous attirent, de choses que vous voudriez posséder ? Vos désirs répondent à la beauté extérieure, à l'attrait des objets répandus à profusion dans le monde. S'ils n'étaient pas destinés à attirer ils ne seraient pas là ; s'ils étaient réellement des obstacles, pourquoi auraient-ils été placés sur notre route? C'est précisément pour les mêmes raisons que, quand une mère veut provoquer chez son enfant l'effort qui le fera marcher, elle agite devant ses yeux et un peu hors de portée quelque étincelant hochet, quelque clinquant attrayant ; les yeux de l'enfant sont fascinés par l'objet qui brille, il veut saisir la chose qui est juste en dehors de ses [Page 13] atteintes ; il essaie de se tenir sur ses pieds, tombe, et se relève, et tente de marcher, et s'efforce d'atteindre. La valeur de l'attrait n'est pas dans le clinquant qu'il va bientôt saisir, briser et rejeter, pour désirer autre chose, mais dans le stimulant de la vie intérieure qui le pousse à essayer de se mouvoir pour gagner le prix chatoyant qu'il dédaignera sitôt conquis. Ainsi le grand coeur maternel chargé de nous entraîner agite constamment devant nous quelque objet attrayant, quelque jouet pour l'enfant-esprit ; oriente vers le dehors les pouvoirs qui vivent au dedans ; et c'est pour déterminer l'effort, pour assurer la tentative qui seule peut convertir ces pouvoirs introspectifs en leur manifestation extérieure, que nous sommes amadoués et séduits par les innombrables hochets de la vie répandus de tous côtés. On lutte, on essaie de saisir! on saisit enfin et l'on tient bon ; au bout de peu de temps, la pomme splendide se change en cendres, comme dans la fable de Milton ; le prix auquel on attribuait tant de valeur perd tout son attrait, devient inutile, et l'on désire autre chose. C'est ainsi que l'on grandit. Le résultat est en nous-mêmes ; un pouvoir a été suscité, une faculté a été développée, une force [Page 14] intérieure est devenue une puissance manifeste,une capacité secrète est devenue une faculté en action. Tel est le but de l'instructeur divin: le hochet est rejeté quand le résultat de l'effort est atteint. Ainsi nous passons d'un point à un autre, ainsi nous passons d'un degré d'évolution au suivant; et si avant de croire au grand fait des renaissances continues et de l'expérience ininterrompue, vous ne pouvez pleine ment comprendre la beauté et la splendeur du plan divin, vous savez du moins que même dans une courte vie vous gagnez par la lutte et non par votre succès ; la récompense de la lutte consiste dans le pouvoir que vous possédez ; selon la grande parole de Carpenter, rétrécie quand on necroit pas à la réincarnation : « Chaque peine que je souffrais dans un corps était un pouvoir que je tenais dans le suivant. » Même dans une seule vie, vous pouvez le voir, même dans l'unique et court intervalle du berceau à la tombe, vous pouvez reconnaître le travail de la loi. Vous grandissez, non par ce que vous gagnerez comme fruit recueilli, mais par le développement intime que nécessite votre succès dans la lutte. [Page 15]
Or, quand une longue expérience de la nature a rendu l'homme sage, voici que ces objets perdent leur puissance d'attraction, et alors la première tendance est de cesser l'effort ; mais cela reviendrait à la stagnation. Quand les objets du monde commencent à perdre un peu de leur valeur, alors il est temps
Ensuite il apprend la concentration de l'esprit. Faute de concentration, ses
rivaux le battront dans la lutte mercantile. Si son esprit [Page
17] vagabonde
dé-ci, dé-là, partout, indécis, essayant un jour un
plan, et le lendemain un autre, sans persévérance, sans un labeur
décidé et continu, cet homme échouera. Le but qu'il désire atteindre l'oblige à la concentration mentale : il met son
esprit à un certain point et l'y maintient tant qu'il est nécessaire
; il reste ferme et persévérant dans son effort mental, et sa pensée
devient de plus en plus
forte, de plus en plus vive, de plus en plus dirigeable. Il a appris à maîtriser
non seulement son corps, mais sa pensée. A-t-il gagné quelque chose
de plus ? Oui, une volonté forte ; une forte volonté peut seule
réussir dans une pareille lutte. L'âme devient puissante en essayant
d'accomplir. Bientôt cet homme, avec son corps maîtrisé, son
esprit bien dirigé, sa volonté puissante, atteint ses objets et
saisit son or. Et, alors ? Alors il découvre qu'après tout, cet
or ne peut pas lui servir, tant que cela, à faire son propre bonheur ;
il n'a guère qu'un corps à vêtir, une bouche à nourrir,
il ne peut multiplier ses besoins en proportion des énormes provisions à
sa portée, et, en fin de compte, son pouvoir de se procurer du bonheur
est très limité. Son or lui devient un fardeau plutôt qu'une
joie, [Page
18] les premières délices du but atteint s'affadissent,
il se rassasie de la possession, et enfin, dans bien des cas, il n'est plus bon à rien
qu'à empiler, encore et encore, par pure habitude, les monceaux croissants
d'un or inutile. Cet or devient un cauchemar plutôt qu'un délice
;
il écrase l'homme qui l'a gagné.
Maintenant, qu'est-ce qui fera de cet homme un homme spirituel ? Un changement
de but, voilà tout. Que cet homme, dans cette vie ou toute autre, s'aperçoive
du manque de valeur de l'or amoncelé par lui ; qu'il entrevoie la beauté du
service humain ; qu'il saisisse un reflet de la splendeur de l'ordre divin ; qu'il
comprenne que la vie n'a d'autre valeur que de pouvoir être donnée
comme partie de cette grande vie qui maintient les mondes ; et le pouvoir acquis
sur son corps, sur son mental, sur sa volonté, fera de cet homme un géant
du monde spirituel.il n'a pas besoin de changer ces qualités, mais de se
débarrasser
de l'égoïsme, de se débarrasser de l'indifférence aux
douleurs humaines, de se débarrasser de l'insouciance avec laquelle il écrasait
son frère [Page
19] pour grimper vers la richesse sur des monceaux de meurt-de-faim.
Il faut que son idéal se détourne
de l'égoïsme pour le service, de la force qui écrase vers la
force qui soulève, et dans le géant du monde des affaires vous trouverez
l'homme spirituel ; sa vie est consacrée à l'humanité, il
ne possède
plus que pour servir et aider. Différence de but, différence de
mobile, et non différence extérieure, de là dépend
que l'homme soit un mondain du monde ou un esprit du spirituel.
J'ai employé tout à l'heure
le mot devoir, et c'est là en effet le premier pas. Qui que vous soyez,
quelle que puisse être votre oeuvre dans le monde, peu importe: si vous commencez à accomplir
cette oeuvre, non parce qu'elle vous procure de quoi vivre, — bien
qu'il n'y ait aucune honte à ce qu'elle vous donne le pouvoir de vivre
ici-bas, — si
vous commencez à l'accomplir, lentement, graduellement et de plus en plus parce
qu'elle doit être accomplie, et non parce que vous voulez gagner quelque
chose pour vous-même,
alors vous faites le premier pas vers la vie spirituelle, vous êtes en
train de changer de mobile ; toutes les activités de vos journées
auront un objet nouveau. Le devoir doit être accompli ; [Page
20] les roues du monde
doivent
continuer à tourner. Hommes et femmes doivent être nourris par
les diverses voies du négoce
et du commerce ; les malades doivent être soignés ; les ignorants
doivent être
instruits ; la justice doit être répartie entre le fort et le faible,
entre le riche et le pauvre. En envisageant ainsi les choses, le négociant,
le marchand, le docteur, l'homme de loi, le professeur peuvent tous saisir un nouvel
aspect de la vie,
et se dire : Cette activité, où je suis engagé, fait partie
du grand labeur du monde, labeur qui est divin. J'y suis pour le faire, et mon
devoir consiste à accomplir parfaitement ma tâche. J'enseignerai,
je guérirai,
je discuterai, je vendrai, j'engagerai des relations commerciales de toute
espèce, non plus
simplement pour l'argent que cela rapporte ou pour le pouvoir que cela procure,
mais afin que la grande oeuvre du monde puisse être dignement soutenue,
pour que je puisse accomplir cette oeuvre en serviteur d'une volonté plus
grande que la mienne, et non plus pour mon bénéfice
ou profit personnel. [Page
21]
UNE PARTIE DE L'OEUVRE UNIVERSELLE
Tel est le premier pas, et il n'est personne parmi vous qui ne soit capable de
le faire. Vous pouvez faire vos affaires tout comme d'habitude, mais vous y apportez
avec vous un nouvel esprit ; vous les faites parce que c'est votre oeuvre
dans le monde, comme un serviteur accomplit une tâche pour son maître,
parce qu'il a reçu l'ordre de l'accomplir, et que sa loyauté la
lui fait bien remplir. Dès
lors l'addition de chaque rang de chiffres dans un registre, la vente de chaque
article dans une boutique, tout serait fait avec ce sublime idéal en vue
: « Je fais cela comme une partie de l'oeuvre du monde, et voici le devoir
qui m'est échu pour ma part » ; tout serait pris comme émanant
directement de la grande volonté par laquelle les mondes se meuvent, comme
votre part de l'activité divine, votre part de l'oeuvre universelle ;
et le plus puissant des archanges, le plus grand des êtres resplendissants,
ne peut faire rien de plus que sa part dans l'accomplissement de la volonté divine.
Et George Herbert a écrit
avec raison que celui qui balaie une chambre à la gloire de Dieu embellit
cette gloire et cette action. Telle est la vie spirituelle, [Page
22] où toute action est faite par devoir, pour le grand SOI
et non pour le petit. Et remarquez que ce n'est pas toujours facile. Plus d'escamotage,
plus
de tâche à moitié faite, sous préteste que l'oeil
du maître n'y sera pas ; car l'oeil de notre Maître est partout, et
ne dort jamais. Plus de travail expédié hâtivement, car ce
serait le propre, non plus de l'un des artisans divins, mais d'un ouvrier ignorant et maladroit. L'art ne consiste qu'à faire parfaitement
ce que vous faites, et Dieu est toujours un artiste. Il n'y a rien de si petit,
aucun des animaux visibles seulement au microscope, qui ne soit parfait en sa
beauté, et plus vous l'examinez de près et plus elle devient exquise.
Regardez ces diatomes ténus que vous ne pouvez voir qu'au microscope; chacune
de ces minuscules coquilles est sculptée de dessins géométriques
et parfaits. Pourquoi ? Pour la satisfaction de ce sens de la perfection qui est
un des éléments divins dans Dieu comme dans l'homme. Ce n'est pas
ce que vous faites, c'est la façon dont vous le faites, et le souci de
le faire à perfection jusqu'à la dernière limite de votre
capacité, qui sert de pierre de touche au caractère de l'homme :
et par l'oeuvre on peut connaître le caractère de l'ouvrier. [Page
23]
Or cela semble peu de chose quand on l'applique à sa propre maison, à son
magasin,à son bureau. Pour chacun, c'est peu : mais supposons que tout
le monde le fasse, comment apparaîtrait alors la face du monde ? Plus d'ouvrage
bâclé, plus de produits trompeurs sur le marché, plus de fraude,
plus rien qui ne soit ce qu'il prétend être ; la valeur de surface
et la valeur réelle toujours identiques, chaque maison parfaitement bâtie,
chaque conduit parfaitement posé, toute chose faite aussi bien que l'habileté et
la force humaine peuvent la faire. Un monde pareil semble un conte de fée,
une utopie impossible, et pourtant tel serait le résultat si chaque individu
faisait son devoir aussi parfaitement que ses pouvoirs le lui permettent. Et voilà le
premier pas vers la vie spirituelle. Il n'est pas hors de votre atteinte ; il est à la
portée de chacun d'entre vous.
PRINCIPE DU SACRIFICE
Mais ce n'est pas tout ; il y a un degré de vie spirituelle plus élevé que
celui-là. C'est beaucoup de se sentir coopérateur du divin dans
le monde ; c'est beaucoup de rendre son [Page
24] oeuvre grande en la rattachant à l'oeuvre
universelle, à travers ce puissant système de mondes et d'univers;
c'est beaucoup aussi, comme l'a dit Emerson, d'accrocher son chariot à une étoile,
plutôt
qu'à quelque misérable poteau du bord de la route. Mais cela même
n'est pas la seule chose en votre pouvoir, cela même n'est pas le comble
de la splendeur que vous pouvez atteindre. Car il y a une chose plus grande même
que le devoir, c'est quand toute action est faite comme un sacrifice. Or, que
veut dire cela ? Il n'existerait ni monde, ni vous, ni moi, s'il n'y avait pas
eu un sacrifice primordial par lequel
un fragment de la pensée divine s'est enveloppé dans la matière,
s'est limité dans le but que vous et moi puissions devenir divinement conscients.
Il y a une profonde vérité dans la grande doctrine chrétienne
d'un agneau immolé; — quand ? sur le calvaire ? Non, mais «depuis
la fondation du monde ». C'est la grande vérité du sacrifice.
Sans le sacrifice divin, pas d'univers : si le SOI divin ne s'était limité lui-même,
il n'existerait aucun des mondes qui remplissent les royaumes de l'espace.
Tout cela est un sacrifice, le sacrifice de l'amour qui se limite soi-même
pour que d'autres [Page
25] puissent atteindre l'existence consciente et se réjouir
dans la perfection suprême de leur propre divinité. Et en tant que
la vie du monde
est basée sur le sacrifice, toute véritable vie est aussi sacrificatoire;
et quand tout acte est fait comme un sacrifice, alors l'être devient
l'homme parfait, l'homme spirituel. Cela est difficile. Le premier degré ne
l'est pas trop: nous pouvons donner libéralement; nous pouvons rendre
nos vies utiles ; mais qu'il est difficile, après qu'on a rendu sa vie
utile, qu'on l'a enveloppée dans quelque oeuvre de service, de voir cette oeuvre
réduite
en miettes, et de pouvoir contempler ses ruines avec une calme satisfaction !
Voilà une des choses que veut dire le sacrifice : vous aurez jeté la
somme de votre vie en quelque bonne oeuvre, la somme de vos énergies
en quelque grande entreprise, vous aurez
peiné et bâti, et tramé des plans et donné la forme,
vous aurez nourri l'entreprise engendrée par vous comme une mère
peut choyer l'enfant de son sein, et voici qu'elle tombe en morceaux autour de
vous.
Au lieu de prospérer, elle avorte ; au lieu de grandir, elle éclate
; au lieu de vivre, elle meurt. Pouvez-vous être contents d'un pareil résultat
? Des années de labeur, des [Page
26] années de pensée, des
années de sacrifice, et voir tout crouler en poussière, et rien qui
subsiste ? Si vous ne le pouvez pas, c'est que vous travailliez pour vous-même,
et non comme partie de l'activité divine ; votre entreprise avait beau être
dorée de l'amour d'autrui, elle était votre oeuvre et non l'oeuvre
de Dieu, et c'est pourquoi vous avez souffert de sa brisure. Si elle eût été réellement
sienne et non vôtre, si elle eût été un sacrifice et non
une possession à vous, vous sauriez que tout ce qu'elle contenait de bon
doit entrer inévitablement dans les forces de bien répandues dans
le monde, et que s'Il n'a pas eu besoin de la forme construite par vous, mieux
vaut qu'elle soit brisée, mieux vaut que cette vie, qui ne peut mourir,
entre dans d'autres formes plus convenables au plan divin, et travaille dans la
grande
entreprise de l'évolution.
UNE PARABOLE
Laissez-moi vous présenter la chose d'un autre point de vue, et vous
verrez exactement ce que je veux dire, d'une façon moins abstraite peut-être.
Prenez une armée, une armée
attendant l'attaque d'un ennemi plus nombreux et [Page
27] plus fort. Le commandant en chef prépare son plan de bataille,
place un régiment à un point et un autre ailleurs, organise un grand
projet qui
embrasse l'ensemble, et le jour de la bataille se lève. Des côtés
du général un messager s'élance
au galop et porte à quelque jeune capitaine, en quelque endroit du champ
de bataille, l'ordre suivant: « Allez attaquer le fort qui est devant vous,
prenez-le, et tenez-y bon jusqu'à ce que vous receviez l'ordre de retraite. » Le
jeune capitaine, à la tête de sa petite troupe de jeunes hommes,
examine le fort qui est devant lui ; il sait qu'il ne peut pas
le prendre, il voit que l'échec est inévitable, il comprend que
c'est la mutilation et la mort pour les hommes placés sous ses ordres,
il se rend même compte que s'il exécute l'ordre à la lettre,
pas un homme de cette petite troupe ne verra le soleil du lendemain, qu'ils seront
balayés jusqu'au dernier par la grêle de mort qui va tomber sur eux
tandis qu'ils graviront la colline vers le fort imprenable qui la domine. Il voit
tout cela; hésite-t-il? S'il hésite, c'est un traître,
il est déshonoré, il est lâche. Il rassemble ses hommes: « L'ordre
est venu de prendre ce fort. » Ils chargent. Ils sont décimés.
Ils chargent de nouveau, et de nouveau laissent un [Page
28] dixième des
leurs sur la pente. Ils chargent encore, et encore,, et encore, jusqu'à ce
qu'il ne
reste plus un homme debout pour charger. Pendant ce temps, d'un autre côté du
champ de bataille, le dessein du général a progressé; pendant
ce temps, l'attention de l'ennemi a été occupée par cette
poignée d'hommes
qui allaient joyeusement à la mort ; le plan s'est développé;
pendant que l'ennemi surveillait cet effort désespéré, la
tâche des camarades s'est accomplie ailleurs, et en fin de compte, quand
le soleil se couche, la victoire appartient à
cette armée dont les hommes sont étendus morts et mourants sur la
pente. Ont-ils échoué ? En apparence c'est un échec d'être
là mourants et morts; sûrement les hommes ont échoué. Ah! quand
l'histoire de cette lutte sera écrite, quand une nation reconnaissante élèvera
un monument à la mémoire des vainqueurs de cette bataille,
bien haut sur ce monument seront gravés en or indestructible les noms des
hommes qui moururent et rendirent la victoire possible à leurs camarades
en acceptant la défaite pour eux-mêmes.
Vous comprenez ma parabole.
Il n'y a pas d'insuccès quand le commandant en chef est le divin architecte
de l'univers ; il n'y a pas [Page
29] de défaite possible, il n'y a que succès inévitable
; et n'est-ce pas un noble orgueil que d'être appelé au sacrifice
afin que le plan puisse être accompli! Il n'y a pas d'échec,car la
victoire est toujours du côté divin. Qu'importe que vous
et moi ayons semblé échouer
; qu'importe
si nos plans mesquins s'effritent entre nos mains ; qu'importe si nos
entreprises d'un moment sont trouvées inutiles et rejetées? La vie
que nous y avions dépensée, le dévouement avec lequel nous
les avions conçues, la force avec laquelle nous avons essayé de
les accomplir, le sacrifice par lequel nous les avons offertes au succès
du puissant ensemble, nous ont enrôlés comme coopérateurs de
la Divinité dans le sacrifice, et nulle gloire n'est plus haute que la
gloire du désastre personnel qui assure le succès universel. Cela
est réservé aux
forts; je l'accorde. Cela est réservé aux héros. C'est leur
travail et leur délice. Mais être
seulement capable d'en voir la beauté, c'est apporter un peu de cette beauté dans
chacune de nos vies. Voir qu'une chose est noble, c'est commencer à incarner
cette noblesse dans votre existence, et la simple reconnaissance de la splendeur
d'un idéal est le premier pas vers votre transformation à son image. [Page
30]
LES SAUVEURS DE LA RACE
Or, supposons que vous et moi puissions modeler notre vie d'après les lignes comme celles que j'ai imparfaitement essayé d'esquisser, nous deviendrons l'homme spirituel vivant dans la vie du monde, transformant lentement ce monde à la façon de l'idéal divin, en faisant la manifestation de plus en plus parfaite de la pensée divine. Tel est donc l'idéal central qui transmutera l'homme du monde en l'homme spirituel, et c'est dans le monde qu'il peut le mieux être réalisé. La vie de la jungle, pour qui sait le nombre des vies des hommes, n'est jamais la dernière existence d'un sauveur de sa race. Une pareille vie peut être parfois l'une des nombreuses vies qu'il parcourt, en amassant une expérience universelle; parfois une époque d'accumulation de force et de pouvoir à employer plus tard; mais la vie des Christs de la race est la vie dans le monde, et non vie dans la jungle. Quoiqu'il nous soit parfois profitable de nous retirer dans la solitude, le Dieu manifesté marche dans les endroits fréquentés des hommes. Là seulement est la grande oeuvre à accomplir, là sont les épreuves à [Page 31] affronter, là sont les pouvoirs à découvrir. Quand tous nos pouvoirs auront jailli, quand nous serons tous des Christs, ah! alors nous pourrons sortir de la vie extérieure du monde pour devenir une partie de cette vie intérieure qui forme et moule l'activité externe ; mais ceux qui sont encore en croissance vers cette stature doivent grandir selon la loi de la croissance, qui est la loi de l'expérience. Seuls les parfaits peuvent passer derrière le voile et émaner de là les pouvoirs spirituels développés dans la vie du monde.
LA DIVINITÉ EMPRISONNÉE
II me semble donc qu'il n'est aucun de nous qui ne puisse commencer à mener
la vie vraiment spirituelle, et que le monde en sera meilleur, tandis que l'homme
se développera plus rapidement en proportion de son effort. Car chacun
de nous, si nous y pensons, chacun de nous est à l'oeuvre pour sculpter
sa propre vie selon une image parfaite, l'image du Divin manifesté dans
l'homme. Ce n'est pas que le Divin ne soit pas en vous; s'il n'y était
pas, comment le feriez-vous jaillir ? L'idéal vient avant la manifestation,
la pensée crée
la forme, en [Page
32] chacun de vous dort pour ainsi dire la divine image, et votre
oeuvre est de rendre cette image manifeste, et alors vous serez l'homme spirituel.
Suivez-moi
dans l'atelier de quelque grand sculpteur, non pas un simple tailleur de marbre,
mais un de ces génies qui rendent le marbre vivant, et l'idéal en
forme irréprochable. Comment cet homme travaille-t-il ? Pensez-
vous qu'il sculpte une statue dans le marbre ? Point du tout. Il délivre
du marbre une statue, en enlevant ce qui est de trop, le marbre inutile qui cache
aux yeux de l'homme la beauté de l'idéal
qu'il voit. Voilà le sculpteur de génie
; dans le bloc grossier, qui est tout ce que vous et moi pouvons voir de nos pauvres
yeux, il voit la parfaite statue emprisonnée dans la pierre, et de chaque
coup de son maillet, de chaque touche adroite de son ciseau, il rapproche cette
prisonnière de sa liberté, son idéal de sa manifestation,
II en est ainsi de vous et de moi : nous sommes de grossiers blocs de marbre
qui vivons ici dans l'atelier du monde, bruts, non taillés, tous
tant que nous sommes; et la Divinité en nous est cachée, comme la
statue dans le bloc. Et vous et moi sommes
des sculpteurs, et par notre vie cette statue doit être manifestée,
cette beauté emprisonnée [Page
33] doit être libérée ; avec le maillet de la volonté,
avec le ciseau de la pensée,
nous devons couper toute cette pierre superflue, inutile, qui cache la divinité vivante
en nous, qui dérobe à la vue des hommes sa gloire non manifestée.
Sculpteurs vous êtes, chacun de vous, en train de dégrossir ce que
vous serez inévitablement dans des années, dans les siècles à venir
; et plus vous mettrez d'habileté, de connaissance, de volonté forte,
de puissance dans le maniement de votre maillet et de votre ciseau, plus vite
viendra le jour de la libération,
plus proche sera la manifestation de l'œuvre. Ainsi donc, où que vous
soyez, dans quelque atelier de ce vaste monde que vous vous trouviez au travail,
gardez toujours dans votre coeur l'idéal que vous souhaiteriez de réaliser.
Puissiez-vous sentir la présence de la Divinité prisonnière
que vous, et vous seuls, avez le glorieux privilège de libérer . Prenez
en main vos outils, déblayez la pierre inutile, délivrez la statue
splendide, et la conscience vous fera reconnaître en vous-mêmes ce
que vous êtes réellement, des hommes à l'image de Dieu.
M. Campbell, exprimant à Madame Besant toute [Page
34] l'obligation qu'il
lui devait pour sa conférence, déclare qu'il ne croit pas avoir
entendu jamais un plus magnifique effort oratoire dans cette enceinte. Mais ceci
est relativement peu de chose — que dire de la vérité en elle-même?
On vient d'entendre les accents d'un grand prédicateur, et ses paroles
portaient la conviction avec elles. Bien loin que le pasteur ou les dignitaires
de l'église
puissent se trouver compromis par la présence de Madame Besant dans cette
chaire, il espère qu'elle-même ne se sentira pas compromise par cette
présence.« Le fait est qu'au City Temple nous avons appris à nous élever
au-dessus de ces considérations
; inutile de s'inquiéter de ce qui compromet ou non. Parlant pour moi-même,
je ne puis que dire que je suis fier d'avoir entendu un grand orateur énoncer
d'aussi grandes vérités à mes côtés et dans cette
chaire historique, et je veux assurer à Madame Besant, en votre nom,
qu'elle sera notre hôte
bienvenue dans l'avenir, toutes les fois que les occupations de sa vie lui permettront
de revenir visiter le City Temple. »
Madame Besant :
Amis, quand une personne a, ou croit avoir quelque chose à dire, c'est
toujours pour elle la [Page
35] plus grande des faveurs d'être écoutée par un
nombreux auditoire,
et j'ai toujours pensé qu'en pareil cas le vote de remerciements devrait être
donné par l'orateur aux auditeurs, et non par les auditeurs à l'orateur.
Permettez- moi pourtant de vous dire en toute sincérité qu'à mon
avis, plus une tribune est large et ouverte à tous, plus elle peut servir
au bien de l'humanité. Tout en me félicitant de l'invitation qui m'a
amenée ici, je vous félicite d'avoir un pasteur et des dignitaires
disposés à
ouvrir cette chaire à tous ceux qui sont vraiment sincères et croient
avoir à dire quelque chose de précieux pour tout le monde. Une tribune
large est un bienfait public, et votre City Temple est une large tribune.
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