MAÎTRES ET GOUROUS

par Radha BURNIER

Originalement publié dans le magazine "The Theosophist" de Mai 1982
Traduction dans le magazine "Le Lotus Bleu" d'Octobre 1982


La littérature théosophique parle du développement de la conscience qui s'effectue par l'évolution des formes et des organismes. Quand la forme est primitive, inorganisée et grossière dans sa réaction à l'environnement, la conscience ne peut pas se manifester complètement par son intermédiaire. A mesure que la forme évolue sa capacité à réagir s'accroît. Les sens, le système nerveux et le cerveau deviennent plus sensibles. Ainsi, une meilleure organisation de la forme permet à la conscience de se manifester plus pleinement.

L'homme, dans son état actuel, n'est pas le point final de l'évolution. La littérature théosophique déclare qu'un accroissement de développement l'attend encore. La vérité, la sagesse, l'amour, la béatitude, la paix et la bonté sont inhérents à la conscience. Brahman est décrit comme conscience universelle absolue, la perfection de la beauté et des autres énergies énumérées ci-dessus. Chez l'Adepte, le Maître, ces vertus, qui procèdent de la nature même de la conscience, se sont épanouies jusqu'à la perfection, en même temps que sa conscience s'épanouissait pleinement et parfaitement révélant des énergies qui ne sont encore qu'à l'état latent chez l'homme ordinaire. Ainsi donc l'Adepte est quelqu'un de parfait en sagesse, en compassion, en amour et en pureté désintéressée. La pureté signifie l'absence totale du sens d'un “moi-je” séparé. L'amour parfait signifie que l'on ne choisit pas, que l'on n'attend rien en retour de l'amour que l'on donne.

On dit que lorsqu'un homme a atteint la perfection il n'est plus soumis à l'obligation de se réincarner car il a transcendé le Karma. C'est l'attachement, l'égoïsme (ils sont équivalents) qui nous poussent à renaître. C'est à cause du désir qui est là d'éprouver la sensation, d'être stimulé du dehors que l'homme ordinaire est pris au piège de la roue des nouvelles naissances. Mais l'Adepte qui est pur et délivré de l'attachement parce qu'il n'y a pas de “moi-je” en lui, n'est pas soumis à cette sorte de nécessité. Mais il se peut que par compassion il reste en contact avec le monde des hommes. Nous pouvons nous dire pourquoi l'Adepte ne nous fréquente-t-il pas ? Si nous l'invitons à une convention, viendra-t-il ? Mais il se peut qu'il ne conforme pas ses actes à nos idées, ni même à aucune règle que nous puissions imaginer. Cependant quand des personnes se trouvent prêtes, l'Adepte offre des occasions d'entrer en contact, d'être guidé, de recevoir l'enseignement.

Le mot “Gourou”, à l'instar de bien d'autres mots peut avoir bien des significations différentes pour différentes personnes. Mais souvent les gens croient que le Gourou est quelqu'un qui communique ia connaissance. La connaissance du siècle (la connaissance inférieure) peut se communiquer, il n'en va pas de même de la connaissance spirituelle. Aucune expérience intérieure subjective ne peut être empruntée à autrui. Le “Viveka-chudamani” montre clairement qu'on ne peut pas se faire remplacer pour accomplir les actions qui font naître bodha c'est-à-dire l'éveil intérieur. L'éveil doit se faire chez chaque individu à la suite de la préparation et du travail auxquels il s'est livré lui-même. Mais très souvent les gens croient qu'ils n'ont rien à faire, qu'ils n'ont qu'à s'attacher à un prétendu Gourou, à lui toucher les pieds ou à s'asseoir devant lui et qu'il prendra la responsabilité sur lui. C'est là une philosophie très commode car elle permet aux gens de poursuivre dans le siècle leur vie d'ambition, de jalousie, de recherche de l'argent, de désir de puissance et ainsi de suite.

Parce qu'il y a tellement de personnes qui trouvent cette façon d'être à leur goût il y en a d'autres qui sont prêtes à jouer le rôle complémentaire. Aussi il y a des imposteurs qui se disent Gourous et donnent un sentiment de sécurité à ceux qui le leur demandent. Tourne?, vos pensées vers moi, dit celui qui s'est lui-même instauré Gourou, et vous serez protégé de tout ennui. Si vous voulez vous offrir du plaisir (peu importe de quelle sorte) allez-y et profitez-en, mais égrenez les perles du mala qui porte ma photo et portez l'uniforme que je vous ai prescrit. Le véritable Gourou, de son côté, dissipe réellement l'obscurité qui se trouve dans le mental et la conscience d'une personne, ce n'est pas lui qui lui offrira des diversions ou qui lui enlèvera le sens de la responsabilité de ses propres actions. L'une des “Trois Vérités” de la Théosophie est que: “ tout homme est à lui-même absolument son propre législateur, le dispensateur de sa gloire ou de son obscurité, l'arbitre de sa vie, de sa récompense, de son châtiment”.

Les Adeptes ont expliqué clairement les conditions qui doivent ère remplies pour recevoir leur enseignement, leur aide et leur guidage. Il nous est dit dans “Les lettres des Mahatmas à A.P. Sinnett” que seule l'évolution de la spiritualité d'une personne peut rapprocher celle-ci des Maîtres, peut attirer leur attention “de force”, et que la sagesse vient à celui seulement qui s'applique: “à la conquête journalière du moi-je”. Il faut s'approcher des Maîtres sans poser de conditions, libre des considérations suggérées par le monde et sa prudence. Mais nous ne voulons pas ne pas poser de conditions. Nous voulons conserver nos aises, nos plaisirs et nos ambitions, et en même temps atteindre le monde des Saints.

Selon la théosophie, l'Adepte n'impose jamais sa volonté à son disciple. Il ne lui dit pas ce qu'il doit croire parce que croire ne signifie rien. Il veut, ce qui est différent, que la conscience du disciple s'éveille à la vérité. Il y a des millions de gens qui croient que Jésus et le Bouddha ont enseigné l'amour. Mais ils n'ont, quant à eux, aucun amour en eux. En fait la croyance crée la rigueur et le fanatisme et est cause de mal et non de bien. Dans Les Lettres des Mahatmas, les Maîtres font remarquer que la religion est trop souvent employée comme une béquille, mais ils veulent que les gens aient confiance en eux-mêmes et soient libres.

L'un des plus grands parmi les Maîtres, le Seigneur Bouddha a dit “Soyez à vous-mêmes une lampe”. II enseignait: n'accordez pas d'autorité à la tradition, aux écritures, à autrui, ni à moi-même, découvrez par vous-mêmes ce qui est vrai. Le Vedanta insiste lui aussi sur l'importance de l'enquête (vichàra).

Dans "Aux pieds du Maître" il est dit que l'on doit écouter soigneusement ce que dit le Maître car: “II ne parle pas deux fois”. Le conférencier sur l'estrade peut répéter ses idées parce qu'il veut gagner l'acquiescement de son auditoire et lui faire partager sa pensée. Une réclame est répétée à l'envi pour conditionner le mental du lecteur. Mais l'adepte n'essaie pas d'imposer ses idées, il ne recherche pas le conformisme ni l'obéissance aveugle. Il fait une allusion, une suggestion, afin d'aider la croissance de l'intelligence de la personne. Si l'étudiant a appris à penser par lui-même, s'il a écouté soigneusement, il découvre de lui-même la signification implicite d'une déclaration. Si quelqu'un d'autre lui dit que penser et que croire, il n'approfondit pas l'enseignement.

Le Gourou moyen commande aux gens ce qu'il faut faire, ce qu'il faut penser, comment il faut s'habiller. Il y a des Gourous qui aiment à recevoir un culte personnel, à avoir les pieds lavés, à ce qu'on leur fasse la cour. Il y en a qui prétendent être plus grands que le Bouddha lui-même. D'autre part les lettres des Maîtres reflètent l'humilité et l'anonymat dans lesquels ils préfèrent demeurer. Les véritables instructeurs ne s'adonnent à aucune auto-publicité ni à aucune auto-glorification parce qu'il n'y a en eux aucun moi-je

Ainsi, il y a une différence entre ceux qui sont habituellement considérés comme des Gourous et les Maîtres dont la littérature théosophique nous donne la description. Culte de la personnalité, auto-glorification, dire à autrui ce qu'il faut faire, asservir autrui, lui enseigner des croyances, lui imposer des idées, ramasser de l'argent et devenir riche, avoir des piscines et des avions privés, tout ceci est reçu aujourd'hui comme faisant partie de l'état de gourou mais est entièrement incompatible avec le fait d'être un véritable instructeur spirituel, un Maître.

Ramana Maharshi a dit un jour que le véritable instructeur ne se prend pas pour un instructeur. L'instructeur ne voit aucune différence entre les autres et lui-même; il n'établit pas de division entre celui qui reçoit l'enseignement et celui qui le dispense.

On peut se poser la question de ce que doit être l'attitude d'un membre à l'égard des Gourous. Au sein de la Société Théosophique l'individu est libre d'être sage ou sot. S'il veut se faire disciple d'un Gourou il est libre de le faire. Mais c'est une autre affaire s'il s'agit d'une branche de la Société, car une branche représente dans son voisinage l'ensemble de la Société Théosophique et en conséquence elle ne peut pas avoir une liberté absolue. Si elle s'adonne au culte d'une personnalité, si elle proclame ou accepte quelqu'un comme son Gourou et encourage un culte personnel, il est certain qu'elle n'agit pas en conformité avec le caractère et les buts de la Société.

Encore une autre question: un Gourou peut-il donner à quelqu'un l'expérience de la Réalité ? Il est évident que non. Un Gourou ne peut pas faire voir à un autre ce que ses yeux ne son pas capables de voir; aucun véritable Gourou ne fera semblant de le faire et ne voudra pas le faire.

Mais un sage peut nous aider si nous sommes réceptifs. On a dit que les dieux, quand ils veulent punir un homme, exaucent ses prières. Les gens ont des désirs qui sont pour la plupart stupides. Une personne peut désirer avoir un Gourou qui fasse certaine chose pour elle, mais il se peut que ce ne soit pas avec profit spirituel en vue. Les ennuis nous viennent et nous aimerions en général en être délivrés. Mais tout ce qui nous est apporté par le Karma comporte une leçon. En conséquence Annie Besant disait, en passant son passé en revue, que tout en étant disposée à en enlever les choses plaisantes, elle n'aurait pas voulu renoncer aux difficultés qu'elle avait rencontrées parce qu'elles lui avaient tant appris.

En conséquence l'homme avancé spirituellement ne donnera peut-être pas la sorte d'aide que l'on désirerait. Sa façon d'aider pourrait procéder d'un point de vue complètement différent.

J. Krishnamurti a indiqué quelque chose de très important quand il a demandé pourquoi nous pensions que seul le Gourou était capable d'aider. Tout ce que la vie contient est capable d'aider: les personnes de notre entourage, la feuille qui tombe de l'arbre, la beauté qui se trouve partout, tout peut nous aider si nous sommes sensibles et réceptifs. Notre réceptivité doit être égale au désir d'enseigner du Gourou. La physique d'Einstein ne peut pas être saisie par un homme qui ignore totalement les mathématiques. Même le plus grand des musiciens est incapable d'enseigner à une personne trop paresseuse pour apprendre. Celui qui sonde les profondeurs de ce que dit l'instructeur (et qui peut n'être pas du tout communiqué verbalement) doit être réceptif. Et il n'est pas possible d'être insensible à la vie en général et réceptif à l'égard du seul Gourou. Ou bien l'homme est réceptif ou il ne l'est pas. La chose s'est reproduite bien des fois, ceux qui ne sont pas réceptifs ont mis plus bas que terre l'instructeur spirituel, ils n'écoutent pas ses paroles, ils le rejettent parce qu'ils ne le reconnaissent pas, ils crucifient un Christ.

Combien d'entre nous seraient capables de reconnaître un véritable saint s'il apparaissait au milieu de nous sans être porteur d'un “label” de qualité ? Les “labels” peuvent être faux. Pour reconnaître un saint il doit y avoir en nous quelque chose qui vibre en harmonie avec lui, il doit y avoir la capacité de réagir. Si cela nous manque, comment pourrions-nous tirer profit d'un instructeur ? Un Gourou ne peut pas aider l'homme qui n'est pas prêt pour être aidé, et c'est seulement quand le disciple est prêt qu'apparaît l'instructeur. “Vous devez allumer votre âme de façon que l'instructeur puisse la voir”.


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