SOI et NON-SOI

par Phan-Chon-Tôn

Publié en 1982 par Via Publications

Annie Besant a écrit dans "L'Introduction au Yoga", qu'il y a deux grandes méthodes de yoga, l'une s'occupant du Soi, l'autre du Non-Soi.

"Dans l'une, l'homme suit la voie de la connaissance par buddhi, la raison pure, et dans la seconde, il suit la même voie par manas, l'intelligence concrète". "La prédominance de la faculté de buddhi caractérise la voie du métaphysicien, du philosophe dont le but est intérieur, et qui s'efforce toujours d'atteindre le Soi en plongeant dans les profondeurs de sa nature. Sachant que le soi est en lui, il essaie de dépouiller successivement tous ses vêtements, toutes ses enveloppes et d'arriver, en les rejetant ainsi, à la gloire du Soi dévoilé".

Quant à la recherche du Soi par le Non-Soi, "C'est la voie du savant, de l'homme qui emploie le manas actif et concret pour se former de l'univers une idée scientifique".

Avant d'aller plus loin, réexaminons la première voie: la recherche du Soi par le Soi. Il y a, à cette recherche, deux attitudes:

La première consiste à reconnaître le Non-Soi et à lui opposer une dénégation progressive jusqu'à ce qu'il s'estompe complètement.

La deuxième consiste à reconnaître le Soi, et à s'y maintenir, sans attacher aucune attention à ce qui n'est pas le Soi. Cette deuxième attitude est en réalité la troisième Voie dont parle Annie Besant dans l'introduction au Yoga:

"La volonté brise tous les obstacles, s'élève à force d'inébranlable résolution, sans quitter des yeux le but".

Donc, si nous récapitulons, nous avons en réalité trois voies: La première (la troisième en question plus haut) qui est celle de la volonté du Soi, dans laquelle on garde les yeux fixés sur le Soi et sur rien d'autre que le Soi.

La deuxième (la première attitude plus haut) est la troisième (la deuxième attitude plus haut) reconnaissent qu'il y a une dualité Soi-Non-Soi. Mais dans l'une, on cherche à détacher le Non-Soi pour affirmer, qu'en tant que Non-Soi, il n'est pas réel. L'autre vise également le Soi, mais en étudiant soigneusement le Non-Soi. C'est la Voie du Soi par le Non-Soi.

Nous savons que l'évolution, du moins à l'échelle humaine, consiste en une prise de conscience progressive du physique ou matériel par l'intelligence puis par le spirituel. J'aime toujours à relire ces phrases tirées de La Doctrine Secrète: (Troisième Édition, Paris 1923, Volume 1, n. 167-8)

Il est maintenant clair qu'il existe dans la Nature, un triple plan évolutif (pour la formation des trois Upâdhis périodiques), — ou plutôt trois courants séparés d'évolution qui, dans notre système, sont inextricablement enchevêtrés et amalgamés en tous points. Ce sont l'évolution monadique (ou spirituelle), l'évolution intellectuelle et l'évolution physique. Elles sont les aspects finis, les réflexions sur le champ de l'illusion cosmique, d'ATMA, le septième, l'UNIQUE RÉALITÉ.

Dans "L'Homme Visible et Invisible", nous avons un schéma très clair des trois vagues de vie. Et je crois qu'il est temps qu'on fasse le joint entre les deux textes. Car, malheureusement, dans "L'Homme Visible et Invisible", comme dans la plupart des livres théosophiques, on a présenté ces trois vagues de vie comme tendant finalement vers l'Homme, l'homme étant vu comme une sorte de culmination de ces trois vagues. Or, la suite du texte de la Doctrine Secrète dit:

"Chacun de ces trois systèmes a ses lois propres et se trouve administré et guidé par des groupes différents de très haut Dhyânis ou Logoï. Chacun de ces systèmes est représenté dans la constitution de l'homme, et c'est l'union en lui de ces trois courants qui fait de lui l'être complexe qu'il est maintenant."

Autrement dit, ces trois Évolutions ou Vagues de Vie ne tendent pas vers l'homme finalité ultime. Elles ont chacune leur propre destinée, leurs propres lois, leurs propres dirigeants. Ce sont des évolutions différentes, séparées, qui ont leur propre commencement et leur propre fin, commencement qui est également divin dans les trois, puisqu'elles sont toutes trois de "réflections sur le champ de l'Illusion Cosmique de l'Atma, l'Unique Réalité"; et fin aussi également glorieuse dans les trois évolutions puisque les "fleurons" de chacun sont des très hauts Dhyânis ou Logoï.

C'est dans l'étape humaine qu'il semble y avoir une sorte de gradation, car l'être humain qui a atteint un certain degré de développement tend à se voir comme un esprit et à regarder son intellect et son corps comme extérieurs à lui. Mais si nous relisons le texte de la Doctrine Secrète, nous verrons que c'est l'union de ces trois courants qui forme l'homme. Autrement dit ce que nous appelons l'homme n'a d'existence que grâce à l'union de ces trois courants, l'homme est l'union de ces trois courants, est le point de croisement de ces trois voies d'évolution. L'homme n'est qu'un moment dans la longue et riche histoire de chacune des trois évolutions, et lorsque le moment du croisement est passé, il ne reste plus rien de ce qu'on appelle Homme. Pour employer la Terminologie Bouddhiste, l'homme n'est qu'un agrégat ou un ensemble d'agrégats. Vu ainsi, il n'est pas possible de discerner dans l'homme, un Soi et un Non-Soi, mais en fin de compte, trois Non-Sois qui ensemble constituent ce que nous appelons le Soi.

Dans le processus de l'évolution, du moins de l'évolution au stade humain, nous assistons à une actualisation progressive des éléments, des représentants, de ces trois courants d'évolution. Nous connaissons tous ce schéma donné dans l'Homme visible et invisible, des trois vagues de vie. Il a été dit que tout d'abord, du troisième Logos, une première vague de vie est émanée, (nous reviendrons à la fin de cet exposé, sur ce qu'est chaque vague de vie; pour le moment examinons les tout d'abord de façon fonctionnelle) et que cette première vague a pour mission la construction de la matière de l'Univers, la préparation de la substance avec laquelle un nouveau manvantara va être fait. Puis une deuxième vague, émanée du 2ème logos, se spécialise dans la construction de la forme. Et c'est seulement lorsque la forme a atteint un certain degré de perfection que la troisième vague, émanée du premier logos, entre en jeu, habite la forme pour évoluer

Tenons-nous en, pour le moment, à cette présentation finaliste à laquelle la plupart d'entre nous sont habitués, et qui cadre bien avec la division Soi-Non-Soi

L'esprit donc (qui fait partie de la troisième vague) en occupant la forme (des formes si l'on inclut les autres véhicules), se trouve en présence, non pas d'un mais de deux coéquipiers. Car la forme est le modelage de la matière par l'intelligence incarnée par la deuxième vague de vie (ceci soit dit de façon très simplifiée, car, si vous vous êtes donné le mal de lire "La Généalogie de l'Homme", vous aurez vu que le processus "intelligent" est très complexe). Or, cette intelligence qui fut présidé jusqu'alors à l'orientation des molécules de la matière pour la construction de la forme, était une intelligence docile, plutôt passive, qui obéissait à des ordres précis

Si nous nous reportons au passage de "La Doctrine Secrète" que j'ai cité plus haut, l'on peut déjà comprendre qu'il y a eu lutte, tiraillement entre-chocs, compromis, entre les deux vagues. L'évolution de la forme s'est faite péniblement, la matière tendant vers un alourdissement anarchique, amorphe, alors que l'intelligence tend vers une organisation, c'est à dire un allègrement, à un écartement des éléments matériels et à les fixer dans des positions bien définies pour en faire des véhicules de la vie. Pour donner un exemple concret, vous savez tous que l'eau en se congelant pour devenir la glace, augmente de volume. Ceci est dû au fait que, dans l'eau amorphe, les molécules glissent les unes sur les autres, se touchent les unes les autres (l'eau est dense), alors que lorsqu'eau prend l'état solide, les molécules sont fixées à des distances bien définies les unes par rapport aux autres et un cristal de glace est un édifice très "aéré". On peut dire que la cristallisation est l'une des premières formes d'intervention de l'intelligence sur la matière. Elle est le commencement d'un processus qui prendra des âges pour se réaliser et qui est résumé par l'expression "ordo ab chao". La cristallisation est en effet l'un des premiers exemples de l'établissement d'un ordre là où les éléments constitutifs étaient en état de chaos, c'est à dire non-organisés, amorphes.

Ce processus se compliquera avec la formation de ce qu'on appelle les composés organiques, c'est à dire le soutien matériel de la vie. Là où il y avait répétition ordonnée de motifs simples, mettant en jeu un petit nombre d'espèces atomiques, le monde organique met en jeu des atomes plus divers, et leurs agencements deviennent aussi plus compliqués. Et lorsqu'on arrive aux macro-molécules, les grosses chaînes de protéines qui constituent notre chair ou les chaînes d'acides nucléiques qui forment notre patrimoine héréditaire, on peut presque sentir la prédominance de l'intelligence organisatrice sur la matière. Car la matière est le véhicule par excellence de l'inertie, de Tamas. Et laissée à elle-même, elle tendra toujours à se condenser, à s'alourdir, mais avec le moindre effort, avec la moindre dépense d'énergie possible. Et, comme je l'ai dit à l'heure, cette complication se fait, de préférence, par répétition de motifs simples. L'intelligence, elle, est le véhicule de Rajas, de l'Énergie, et son intervention constitue donc ce qu'en science on appelle un investissement d'énergie: de l'énergie est insufflée dans la matière et y demeure emprisonnée. Cette énergie ainsi mise en conserve sert deux objets. Une partie est vraiment emprisonnée, c'est à dire qu'elle sert à maintenir les édifices construits. C'est ce qu'on appelle énergie de maintien. Une autre partie est juste "investie" comme on aime à le dire en jargon scientifique américain. En biologie, cette énergie est investie dans ce qu'on appelle les composés riches en énergie. Ce sont des édifices moléculaires tels qu'ils sont très réactifs, et que leur dégradation, pour la plupart spontanée, libère une grand quantité d'énergie sous une forme utilisable pour la construction d'autres édifices moléculaires ou pour produire une autre série de réaction nécessaires au maintien de la vie. Là où l'étude de ces phénomènes intéresse le théosophe, c'est de voir, de façon presque tangible, l'intervention de l'intelligence sur la matière. Car les phénomènes dont je parle ici vont à remonte-pente sur l'échelle des énergies. Généralement, si la matière est laissée à elle-même, elle tend à se dégrader en libérant l'énergie emprisonnée en elle: cette énergie se trouve ainsi "gaspillée" et la matière se retrouve dans son état tamasique le plus bas. Or les opérations de la vie dans les formes, consistent à remonter la pente de l'énergie, à faire grimper la matière de plus en plus haut sur l'échelle énergétique, à insuffler l'énergie dans la matière. Et ce qui est intéressant dans la façon dont le mental oeuvre, c'est qu'il utilise la tendance même de la matière à se dégrader, pour lui faire remonter l'échelle énergétique. C'est ici qu'on voit qu'il y a eu un long processus de lutte, d'essais, de coopération forcée. Dans les organismes vivants, cette remontée se fait par ce qu'on appelle le "couplage" des opérations. Une opération de synthèse, qui demande de l'énergie, qui emmagasine l'énergie, est couplée avec une opération de dégradation, d'un de ces composés riches en énergie, et ainsi l'énergie libérée par la deuxième opération est utilisée immédiatement par la première, et la matière impliquée dans cette première opération se trouve projetée en haut dans l'échelle énergétique. Ce couplage est, à mon sens, la deuxième étape de pénétration de l'intelligence dans la matière; la première étape était l'organisation de la matière, cette deuxième étape est la vivification de la matière, et la rend apte à être le véhicule de la vie, c'est à dire, disons le maintenant, l'action combinée de l'intelligence et de l'esprit. J'ai parlé de Tamas, de Rajas. Ce couplage est une manifestation de Sattva. Mais au contraire du sattva statique qui régnait dans le cristal, ici c'est un premier sattva dynamique, un équilibre énergétique actif. (Dans l'évolution spirituelle nous devrons atteindre d'autres états sattviques encore.)

(Pour ouvrir une parenthèse importante, l'on pourrait se demander si cette coopération a réellement bien marché. Car si nous lisons les Stances de Dzyan, l'on voit bien que les Asuras n'étaient pas très heureux du résultat obtenu, et ont refusé de s'incarner dans les formes qui leur étaient offertes: "Un tiers refuse. Les deux-tiers obéissent". D'ailleurs, l'on pourrait se demander comment le manvantara aurait tourné s'il n'y avait pas eu ce refus, puisqu'à cause de lui: "La malédiction est prononcée".

Tant bien que mal donc, pour revenir à notre sujet, grâce au couplage qui, je le répète emploie la tendance même de la matière à se dégrader pour construire une matière plus noble, les formes ont évolué.

Et non seulement elles ont évolué en finesse et complexité intelligente, mais graduellement l'intelligence délègue à la forme l'autogestion énergétique et matérielle. Notre corps physique, par exemple, est une merveille en complexité intelligente, c'est à dire que les différentes fonctions se complètent et se contrôlent. Ce contrôle automatique extrêmement complexe témoigne d'une incarnation quasi totale de l'intelligence dans la matière, pour autant que le fonctionnement du complexe physique-mental est concerné. Ce complexe est ce que l'école Taraka de Raja Yoga appelle le Sthûlopâdhi, l'upadhi de la forme corporelle, la base formelle et matérielle de l'activité humaine.

Mais cette même identification du mental avec le physique fait perdre la force intrinsèque au principe pensant, et la forme animale ainsi engendrée a tendance à se conduire comme une entité autonome, soi-suffisante et à essayer de se perpétuer dans cette vie commençante et limitée. C'est ce qu'Annie Besant appelle la Soi-Conscience. C'est une conscience immanente, le corps ayant juste la conscience qu'il est une entité vivante, et cherche à se préserver, à se maintenir et à se reproduire. C'est exactement ainsi que la science définit un être vivant.

Mais voilà que commence une nouvelle étape. Si l'on suit le processus donné dans "L'Homme visible et invisible", c'est à ce moment qu'a lieu l'individualisation, c'est à dire l'entrée en jeu de l'élément spirituel, qui entre en possession de cette forme vivante qu'ont préparé le physique et le mental depuis des âges, à travers de longs efforts.

Le mental, étant le principe intermédiaire, a autant d'affinité pour l'esprit qu'il en avait pour le physique. Cette affinité réveille les éléments supérieurs de mental, et ainsi l'on assiste à un réveil graduel du principe pensant. Celui-ci se dégage de l'emprise de la matière, commence à examiner la matière. Cela commence chez l'homme primitif par une intelligence toute matérielle et pratique. Elle dégage les modes de fonctionnement de l'upâdhi physico-mental pour les appliquer à la seule satisfaction pratique de celui-ci. Puis petit à petit, la pensée se dégage de sa base physique et commence à examiner la matière, non pas en y étant impliquée, mais de façon de plus en plus détachée. Ainsi naît graduellement la science, la connaissance de la matière par l'intelligence. De l'homo faber, l'homme est devenu l'homo sapiens.

Cette connaissance se développe de plus en plus, et l'on voit, il y a encore quelques années, le couronnement de cette prise de conscience objective du monde par le mental. La science a fait du monde matériel une description objective exhaustive. Et de la connaissance discursive, l'homme de science glisse petit à petit vers l'application de cette connaissance. De l'homo sapiens, l'homme est devenu l' homo creator. L'homme perçoit de plus en plus clairement les lois régissant la matière. Mais il y a toujours eu, jusque là, une différence entre le monde et lui. Il connaît le monde, mais lui reste à part.

A ce stade déjà, la différence entre ce qu'il croit être son Soi et le Non-Soi est perceptible. Avec le développement de la biologie, puis avec la rencontre entre la chimie et la biologie, est née la biochimie, de la rencontre entre la physique et la biologie, est née la bio-physique. Or la biochimie est l'étude de la forme vivante en tant qu'agrégat d'éléments chimiques, la bio-physique est celle de la forme vivante en tant que machinerie physique. Et de ces deux branches de la science, l'homme réalise de plus en plus que ce qu'il croyait lui appartenir, son corps, obéit aux mêmes lois que toute la matière. Puis il s'aperçoit que les lois régissant la vie dans le règne animal sont les mêmes que celles gouvernant la vie dans le règne végétal. Ainsi petit à petit, il réalise l'universalité du monde matériel, et que ce qu'il croyait faire partie de son Soi, est en réalité partie intégrante de ce qu'il croyait être le Non-Soi.

Puis nous avons assisté aux progrès de la psychologie, de la médecine psychosomatique. Et ici aussi, l'homme s' aperçoit que ce qu'il croyait faire partie de son être intérieur, ses sentiments, ses émotions, est en fait une autre sorte de matière qu'il peut manipuler, diriger, rappeler (hypnotisme), et qu'en fin de compte, les lois qui régissent ces matières semblent être les mêmes régissant le physique. D'autre part, il s'aperçoit que ce qui affecte le physique affecte aussi le psychique, et vice versa.

L'homme en est là de sa découverte du monde et de son Soi. A chaque fois qu'il avance d'un pas sur le monde, son Soi recule du même pas, et une partie de ce qu'il pensait être son Soi tombe dans le Non-Soi.

Ici s'arrête le raisonnement scientifique. Car ce que j'ai appelé l'homme dans les lignes qui précèdent est en fait le sûkshmopâdhi, la base mentale de l'activité humaine. Or le sûkshmopâdhi fait partie aussi du Non-Soi. Et le Non-Soî ne peut dépasser le Non-Soi pour aller au Soi.

Selon l'enseignement donné dans "L'Homme Visible et Invisible", le glissement de la conscience vers l'esprit fera glisser le centre de l'activité humaine du sûkshmopâdhi au kàranopâdhi, le corps de buddhi. Maïs si l'on pousse le raisonnement logique plus loin, l'on s'aperçoit que le Kâranopâdhi est aussi le Non-Soi. Je vous laisse faire le reste du chemin.

Je voudrais maintenant revenir au texte de "La Doctrine Secrète", cité au début.

Si nous ne considérons plus ces trois vagues de vie comme tendant vers un but finaliste, qu'est la formation de l' homme, ce qui n'est, après tout, qu'une vue anthropo-centrique de l'évolution, mais prenons chacun des trois courants d'évolution pour lui-même, alors peut-être une autre compréhension pourra-t-elle se développer.

L'évolution physique, comme il a été dit, a sa propre finalité, ses propres lois, ses propres guides, de très hauts Dhyânis ou Logoï. Elle émane du Logos. Par conséquent, elle a une origine divine et une fin sublime, fin que nous ne comprenons pas, et qui n'est pas du tout destinée à simplement "servir de matériau" a l'évolution humaine. Pour ce qu'elle touche à l'évolution humaine, nous savons que sa loi principale est la tendance vers plus de densité. C'est tout ce que nous en savons. Or cette vague de vie est faite de monades, et ces monades évoluent vers leur propre destinée. (Oui, souvenons-nous-en, la matière est faite de monades en incarnation, d'êtres divins en évolution, tout comme l'esprit.)

De même, l'évolution intellectuelle est faite d'êtres qui aussi ont leur propre destinée, leurs propres lois et leurs propres guides. Nous en savons encore moins, à part qu'avec son association, la matière tend vers plus de complexité.

Puis, nous avons l'évolution spirituelle, composée de monades, également divines dans leur origine et dans leur destinée.

Qu'est-ce que l'homme? La rencontre momentanée de ces trois courants. Et quand je dis momentanée, je ne dis pas fortuite. Cette rencontre fait partie du Plan. L'étape "humaine" c'est à dire une rencontre de même type, fait partie de toutes les évolutions, a écrit Annie Besant. Au moment de la rencontre, l'évolution physique a fait déjà beaucoup de chemin, l'évolution intellectuelle a aussi déjà fait un bon bout de route, et l'évolution spirituelle en est à son balbutiement. Nous avons tellement l'habitude de voir l'évolution humaine du point de vue de l'esprit, parce que, sans doute, l'humanité, ou du moins la majorité d'entre nous, appartient à l'évolution spirituelle. Mais dans notre étude de ce que nous appelons homme, nous négligeons de considérer les représentants physiques et intellectuels comme appartenant à deux autres grands courants d'évolution, aussi importants, aussi divins, et aussi illimités que l'évolution spirituelle.

Il nous est tellement normal de dire, je suis l'esprit et je m'incarne dans plusieurs corps. Mais que dirait notre correspondant physique ? Avez-vous pensé à cela? N'avez-vous pas été frappé par le fait, par exemple, que dans tous les corps humains et animaux, tous les foies sont identiques en structure et en fonction, tous les reins, tous les coeurs. . . Pourquoi l'entité foie ne pourrait pas dire: "Je m'incarne dans trois mille esprits à la fois, et dans l'un j'ai cette expérience, dans l'autre, une autre". Pourquoi l'entité corps ne dirait pas: "J'ai un mental, j'ai un esprit, et ils sont bien rebelles". En tant qu'Esprit, nous parlons d'incarnations en terme de temps. En tant que corps, chaque représentant d'organe pourrait parler d'incarnation en terme d'espace, d'environnement, de fonctionnement.

Lorsque je vous parle de foie, de rein, ... cela ne vous frappe peut-être pas, car il se trouve que le foie ou le rein en tant qu'espèce évolutive, sont arrivés à une sorte de perfection. Oui, l'évolution physique est bien plus avancée que l'évolution spirituelle. Mais l'on sait, en étudiant le système nerveux des différents stades animaux et humain, qu'il y a eu une évolution très nette, depuis un simple filet noyé dans une cellule, jusqu'à la chorde des invertébrés, puis au système nerveux central des vertébrés et de l'homme. Cette entité "système nerveux" a évolué grâce à d'innombrables incarnations, et chez l'homme, est arrivé à ce stade déjà assez perfectionné. Cette évolution a bénéficié de l'impact du mental et du spirituel bien entendu, de même que l'esprit évolue grâce à ses incarnations dans des corps physiques et mentaux différents.

Nous avons trop l'habitude de penser en termes d'individus humains, à la petit échelle humaine. C'est ahamkara, le sentiment du moi, qui nous joue ce tour. Et nous tendons à considérer les choses en les ramenant à notre être séparé. Mais il est temps que, dans notre conscience de veille, nous réalisions que ce corps n'est pas un monde à part; il fait partie du monde physique, de ce monde que nous avons trop tendance à considérer extérieur. Il n'en est pas séparé puisque, si vous regardez bien votre corps, vous n'y trouverez aucune limite définie. Notre peau, dont nous sommes parfois si fiers, à cause de sa couleur, de sa texture, . . . n'est pas une couche lisse et unie. Souvenez-vous des passages dans Gargantua, ou Gulliver's Travels, où les auteurs décrivent la peau du personnage géant, autrement dit, soumettent notre corps à un examen à la loupe. C'est fait de creux et de bosses, de cellules qui croissent démesurément, et d'autres qui meurent et se détachent. Et dans certains creux, poussent des troncs cylindriques, les poils. Eh bien, lors de mon dernier voyage, lorsque j'arrivai au dessus de l'Inde à l'aurore d'une belle journée, j'ai été frappé tout d'un coup par la pensée qu'en dessous de moi s'étendait un géant qui dormait mais qui palpitait de vie, dont la peau est faite de rochers et de vallées, de laquelle hérissaient des arbres tels des poils sur un corps humain. Et si on regarde la vie qui se manifeste sur cette terre, l'on voit des hommes, des animaux, qui en émergent, courent et s'agitent, et puis y sont de nouveau enfouis; des gouttes de sueur du corps de la terre. Cette vision donne à la fois la mesure de la petitesse de l'homme et de la grandeur du monde physique, expression de l'évolution physique. Nous avons trop l'habitude de penser qu'une montagne est une chose inanimée. Et même lorsqu'on a une certaine éducation théosophique, on y voit des dévas, des anges, des esprits de la nature, mais on les voit sur, séparés, de ce substratum physique. Or tout cela fait partie de ce corps, qui est le centre d'une prodigieuse activité évolutive, de l'activité d'un des courants de l'évolution.

Je voudrais donner encore deux exemples, tirés de notre vie moderne, et qui vous frapperont peut-être plus. Le premier est ce qu'on a pris l'habitude d'appeler "les sociétés multinationales", L'on sait que ces sociétés, qui ont des succursales dans un grand nombre de pays, sont extrêmement puissantes. Leur marche affecte, directement ou indirectement, beaucoup d'êtres humains (et d'autres, mais parlons seulement des êtres humains). Ces corps constitués ont leur propre façon de fonctionner, obéissent à leurs propres lois, et l'on est frappé par le fait qu'aucun de ceux qui sont placés à leur tête n'est capable de modifier leur marche. Quand une telle société prospère et s'étend, rien ne peut l'arrêter. Mais quand elle périclite, les milliers de gens qu'elle emploie sont irrémédiablement condamnés au chômage. La raison en est que ces sociétés sont constituées sur une base matérielle, et travaillent sur des biens matériels ou apparentés (l'argent, la puissance financière sont des "fruits" du matériel. Et ainsi, malgré l'apport humain, qui ne leur est que subordonné, elles n'obéissent qu'aux lois de l'évolution physique. Ceci est un cas où l'intellectuel et le spirituel servent le physique. Imaginez tous ces employés dont la vie et le développement, du point de vue humain, dépendent des avantages matériels que leur donnent ces sociétés, soumis aux lois et règles qui régissent la marche de ces sociétés, c'est à dire des lois de l'évolution physique. A l'intérieur du corps que représente une de ces sociétés, ces unités humaines ne sont que des unités de fonctionnement, des rouages presque mécaniques. Imaginez le flot de ces unités humaines chaque matin, chaque soir, le mouvement de ces unités pendant les heures de travail, dans tous les bureaux, et dans toutes les succursales d'une telle société, qui, telle une pieuvre, enserre le monde de ses tentacules. Imaginez les innombrables sociétés de même type qui existent dans le monde, et vous pouvez vous faire une première idée de la colossale évolution physique avec laquelle nous sommes associés, voire assujettis, tout en étant très fiers du petit mental, et de l'encore plus petit esprit que nous avons. C'est grâce à cette association, à cet assujettissement que notre esprit apprend à se connaître et à se réaliser.

"Le but de l'union de Purusha et de Prakriti est le gain par le Purusha de la conscience de sa propre nature, et le développement des pouvoirs inhérents en lui et Prakriti." (Yoga Sutras. II 23)
L'autre exemple, je l'espère, vous frappera plus. Il s'agit de ces merveilles du monde moderne que sont les ordinateurs, les cerveaux électroniques. On ne sait jamais très bien comment elles marchent, mais elles marchent; et elles ont une puissance quasi illimitée dans la solution de nos problèmes. Elles sont en fait des centres où les données sont enregistrées, et elles sont faites en sorte qu'elles puissent combiner ces données pour émettre une réponse binaire par oui ou par non à chaque question. Qu'est-ce qu'une question? Un ensemble de données combinées, et l'ordinateur connaît pratiquement toutes les combinaisons de données dont il a été nouri. Vous voyez comme c'est simple. Mais là où je veux en venir, c'est qu'avec l'ordinateur, on touche du doigt la substance mentale, citta. Lorsque Patanjali nous parle des modifications de citta, nous pensons à des choses très subtiles. Mais là, dans cette machine, se trouve, non certes pas les modulations de citta même, mais l'incarnation de citta sur la matière, c'est de la matière mentale physique. Et nous verrons bientôt de telles machines prendre la relève du cerveau humain pour résoudre les problèmes correspondant aux exigences du complexe physico-mental de notre vie. C'est dans l'ordre des choses. Beaucoup de gens s'en désolent, mais quand on s'est servi d'un ordinateur, l'on se rend compte à quel point un tel appareil nous permet d'économiser notre énergie physico-mentale qui pourrait ainsi être employée à d'autres usages.

J'avais dit plus haut que l'homme est constitué par une rencontre et qu'à sa formation, il a fallu une coopération très étroite entre les trois parties du complexe. Il y eut une époque où l'intervention mentale et spirituelle était consciente pour diriger le corps naissant. Puis, graduellement, de plus en plus d'automatisme a été donné au corps (qui est un merveilleux ordinateur). C'est pourquoi, soit dit en passant, ceux qui s'enorgueillissent de pouvoir modifier le rythme cardiaque, etc., en réalité, gaspillent leur énergie à reprendre en mains ce qui avait été délégué à l'intelligence inhérente au corps. Eh bien, ce qui s'est passé pour notre corps séparé est en train de se faire à l'échelle de la planète. Nous assistons présentement à un commencement de la divergence des chemins. Après la longue période où l'homme a dû intervenir de façon consciente dans sa manipulation de la matière en vue de sa vie et de sa préservation en tant qu'espèce humaine, nous assistons à l'établissement graduel d'une auto-gestion physico-mentale à l'échelle planétaire. Bientôt, il suffira d'appuyer sur un bouton pour savoir ce qui se passe à un point précis de ce corps planétaire colossal; et il sera possible, également en poussant sur un autre bouton, d'intervenir si besoin est, pour rétablir la marche normale des choses. Puis, à une étape ultérieure, pas très lointaine, tout ce réseau d'information et d'intervention se fera automatiquement, le corps planétaire fonctionnera comme notre corps fonctionne maintenant. Alors les monades humaines pourront procéder à une autre étape de leur contribution au travail collectif qu'elles entreprennent avec les deux autres courants d'évolution. En effet, n'oublions pas que les Monades humaines constituent la quatrième hiérarchie créatrice; vous pouvez le lire en détails dans " La Généalogie de l'Homme" d'Annie Besant. Nous avons trop l'habitude d'interpréter le rôle des Hiérarchies créatrices comme tendant vers la constitution de l'homme. Quelle étroitesse d'esprit, et quelle prétention! Si les autres hiérarchies participent à la formation de l'homme, la quatrième hiérarchie, celle des Monades humaines, participe elle aussi à la formation des autres êtres évoluant dans cet univers, et, pour ce qui nous intéresse maintenant, sur cette planète Dans l'évolution de la planète, dans laquelle l'évolution humaine n'est qu'une composante le mental a dû passer par l'étape "humaine" pour apprendre à connaître la matière. Cette étape "humaine" est nécessaire à cause de l'attachement, l'identification, asmita, qui est la caractéristique humaine. C'est en effet, grâce à cette identification du mental avec la matière que le mental, par osmose, soutire de la matière les avantages et les inconvénients de cette association, qui, avec le bagage de souffrances et de plaisirs qui les accompagnent, donnent petit à petit au mental la connaissance diffuse des "qualités" (gunas) de la matière. Et c'est aussi grâce à l'intervention de la monade humaine que le mental apprend petit à petit à se dégager de l'identification complète qu'il a eue avec la matière, pour prendre conscience de la matière mais vue de l'extérieur. L'évolution, dans cette étape, a été du Soi vers le Non-Soi, de l'identification complète à la reconnaissance de deux entités distinctes. Puis, le mental applique à la matière ce qu'il a appris d'elle, et l'ordinateur est un des résultats de cette étape. De plus en plus donc, le mental dirigera seul la matière, les robots vont se multiplier, le contrôle automatique et intégré se fera à l'échelle planétaire. Et le mental ainsi libéré de l'identification avec la matière, va pouvoir servir à son tour de véhicule à l'esprit.

(Ouvrons ici une petite parenthèse: L'on se désole de la déshumanisation du monde, et que les robots sont trop impersonnels. Il convient ici de relever une erreur persistante dans notre littérature. On a toujours attribué ahamkara au mental. On a toujours dit que c'est le mental qui a insufflé ahamkara dans l'homme. Or le fait que ces créatures physico-mentales que sont les robots et ordinateurs sont impersonnelles démontre que cette idée est fausse. En réalité, si nous lisons " La Philosophie Ésotérique de l'Inde" de Chatterji, nous voyons que ahamkara est la volonté d'incarnation de Dieu, ce qui transforme Brahman en Brahma. Ahamkara est donc inhérente à la Monade spirituelle, et c'est l'interaction de cet ahamkara supérieur avec le mental qui a pris cette forme de possessivité lorsque le complexe mental-spirituel entre en contact avec le physique. Ahamkara est en réalité ce qui soutient un manvantara.)

Lorsque je parlais de rencontre, d'un moment dans l'histoire des trois courants d'évolution, c'est un long, très long moment, puisque cela se passe sur quelques milliards d'années. Et la rencontre ne se fait pas
de façon simple, ne se fait pas seulement d'une façon ou dans un ordre que nous lui attribuons parce que nous pensons qu'il est logique. Il n'y a rien dans cet univers qui soit indépendant. Tous les éléments du Champ de l'Illusion Cosmique sont interdépendants, et leur conjonction se fait à divers moments de façons différentes.

Voyant les choses ainsi, il n'y a pas un esprit supérieur et un corps inférieur. Il y a trois frères en évolution, qui, mettant en jeu chacun ses propres caractéristiques, coopèrent en s'entrechoquant — non "avec l'intention mauvaise " de s'entre-choquer, mais parce qu'ils évoluent naturellement vers des buts différents —, pour l'évolution commune. De qui? De Dieu en incarnation. Où est le Soi? Cherchez-le bien, parce que vous ne le trouverez pas. Où est le Non-Soi? Il est le Corps, il est l'Intelligence; mais il est aussi l'Esprit. Car ni corps séparé, ni intelligence séparée, ni esprit séparé n'est le Soi. C'est quand le Logos, le Divin, s'est incarné, c'est-à-dire devient le Non-Soi divin, que ces trois existent (étymologiquement: exister=être dehors). Et ce n'est que lorsque ces trois Non-Sois divins se rencontrent que le Soi humain est né. Le Soi, ainsi, est la plus grande illusion pour l'homme. Et ce n'est que lorsqu'il a compris cela, qu'il aura trouvé la Réalité, qui n'est ni Non-Soi, ni Soi.


L'AUTEUR

Né au Viet-Nam, dont il s'est imprégné de la culture, Phan-Chon-Tôn est allé en France à l'âge de dix-sept ans pour poursuivre ses études jusqu'au doctorat, mention Sciences, obtenu en 1961 à l'Université de Paris. Il a travaillé comme chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique pendant douze ans avant de venir au Canada pour enseigner à l'Université de l'Alberta à Edmonton, puis à l' Université de Montréal; il est l'auteur de deux ouvrages scientifiques. Membre de la Société Théosophique depuis trente- trois ans, il a étudié et donné des conférences et cours sur la Théosophie, l'Hindouisme, le
Bouddhisme, le Christianisme, ainsi que diverses philosophies et traditions orientales et occidentales. Parmi ses écrits, on peut, retenir:
Repenser l'Univers,
Cours sur la Chimie Occulte,
Études sur le Bouddhisme,
Les Voies de l'Éveil.


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